Villes d’éternelles demeures
Nord de Santiago, station de métro « Cementerios » : à gauche le cimetière catholique, immense bâtiment de cours intérieures où reposent les dépouilles des croyants, avec un vague air de gare Belle Epoque. A droite, les 85 hectares du cimetière municipal. C’est dans celui-ci que nous vous emmenons…
« En fait la visite de ce lieu m’a fait changer d’avis : plutôt que de poster cet article dans la rubrique « architecture », du fait de tous les édifices bâtis, je posterai cet article dans la rubrique urbanisme. Parce que ce cimetière, c’est une ville en réalité. Une ville dans la ville. On a là un système qui est organisé, avec des allées, des contre-allées, une trame viaire, un réseau d’assainissement. Ça forme une structure qui vient desservir les architectures. Sauf que là les architectures ne sont pas pour les vivants, elles sont pour les morts.
Ce qui me frappe c’est l’échelle du lieu, c’est ce qui nous donne l’impression d’être dans une ville, une ville fantôme… Pour nous français, habitués à de petites tombes individuelles qui s’enchainent au ras du sol, le changement est complet. Ici on est dans une succession de mausolées, plus ou moins imposants, qui varient en hauteur mais pourraient être de petites maisons individuelles. Et quand les gens n’avaient pas les moyens de se faire un mausolée de cette dimension, ils se sont mis dans des sortes de regroupements, qui ne sont ni plus ni moins que des immeubles. Ce qui est exactement la manière dont on fait la ville ! Et ça paraît tout à fait logique.
Ce qui est également fantastique dans cet urbanisme c’est que pour moi on est dans une ville utopique, c’est-à-dire une ville où l’on trouve une imbrication entre le végétal et le bâti. Il y a également tout un système de trames intermédiaires de venelles, qui permet de circuler, de sortir des sentiers battus.
- On peut circuler à l’intérieur du « pâté de maison »…
- Oui, on peut s’infiltrer dans le quartier…et ça pour moi c’est le summum, ça crée un endroit extrêmement agréable à vivre, à parcourir, ça me rappelle d’ailleurs les espaces sacrés du Ryoan-Ji à Kyoto, cette sorte de cité où on passait d’un temple à l’autre et où on avait ce principe d’allées et de contre-allées qui nous permettaient d’accéder aux différents temples et jardins zen.
Ça me rappelle aussi l’urbanisme précolombien où on retrouve dans les villes mayas une forme de densité -même si dans ces villes-là, la trame viaire n’est pas vraiment présente. C’est surtout cette idée que tu peux circuler entre les maisons et que la notion de propriété exclusive et restrictive n’existe pas. Ce qui fait qu’on se sent bien dans cet endroit c’est aussi que notre regard a toujours un point de fuite, a toujours un endroit par lequel s’échapper. Ça rejoint d’ailleurs les théories sur l’ilot ouvert de Portzampac, c’est-à-dire l’idée de ménager des porosités visuelles au maximum et si possible ensuite de faire en sorte que les gens puissent pénétrer dans l’ilot.
- Quel calme dans ces rues… Il y a des gens qui promènent tranquillement leur chien, d’autres à vélo, des voitures qui passent, en roulant au pas… On entend beaucoup les avions… on a l’impression qu’on est à la campagne !
- Oui, on est hors la ville. On est dans la ville et hors la ville à la fois.
(…)
- Et paradoxalement, la source de tout cela, c’est quoi ? Ça reste la vanité humaine. C’est-à-dire qu’il y a eu une période très faste du Chili où de grands industriels ont fait fortune et ont décidé de se faire construire des mausolées à l’image de leur statut social. Et pour ça ils ont fait appel à des architectes. Et c’est bien là la différence avec nos cimetières, c’est que finalement, on est ici dans une architecture, on est dans quelque chose de pensé, de construit mais en même temps auquel on a laissé suffisamment de flexibilité pour que le temps s’installe, pour que la végétation prenne ses droits de manière équilibrée par rapport au bâti. Et je m’interroge : pourquoi est-ce qu’à un moment donné, nous en France, on a abandonné cette question ? Pourquoi est-ce que nous les architectes, urbanistes et paysagistes avons complètement délaissé cette question ? Quand je vois ça je trouve ça incroyable qu’on en soit réduit à nos espèces de machins, ces grandes étendues moroses et déprimantes de cailloux concassés qu’on ne parcourt que pour la Toussaint (et encore). Ces espaces, ce sont des non-lieux. Ils sont tellement aux antipodes de l’architecture, qu’ils en perdent le statut de lieu. Ce sont des trous béants dans la ville, des fractures urbaines, un espace que tout le monde contourne, qui n’existe plus dans la représentation mentale des citadins. Pourquoi est-ce qu’on ne fait pas de nos cimetières de véritables lieux de vie ?
Autre chose, pourquoi est-ce qu’on ne s’est pas dit : on pourrait faire de la densité dans un cimetière ? Et ici ils le font très naturellement, ils font des bâtiments collectifs-mausolées. Qui sont d’ailleurs très agréables, ils restent frais, on circule entre les étages, il y a même des ascenseurs dans certains d’entre eux. On a même une grande qualité architecturale, avec un système de rampes, de demi-niveaux décalés, de promenade architecturale. On est bien dans une architecture, dans l’idée de collectif de la demeure éternelle. C’est brillant. Parce qu’au fond, quand tu es dans des villes aussi immenses, qu’est-ce que tu fais de tous les corps ? Nous on a résolu ce problème à un moment donné de notre histoire en créant les catacombes, mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’on fait ? Pour moi c’est une grande question. Qu’est-ce qu’on fait de nos morts ? C’est crucial. En tout cas ici c’est un lieu qui aborde la question de la mort de manière très décomplexée. C’est un lieu social en fait, un lieu ouvert, vivant…
- Ce qui est intéressant c’est que les morts ici sont à la fois tous ensemble, dans un même lieu –sauf la distinction avec le cimetière catholique de l’autre côté de l’avenue - et à la fois qu’ils se regroupent par affinité, ce qui est très original. En parallèle des monuments dédiés à une seule famille il y a des bâtiments spécialisés pour les immigrés italiens, pour les immigrés français, le bâtiment des anciens employés de commerce, des pompiers, des professeurs d’université, des invalides, des militaires,… Et l’architecture de tous les bâtiments est magnifique, merveilleuse, ça part dans tous les sens, mais cela conserve toutefois une espèce de beauté. Suite à notre discussion sur la ville nouvelle, la ville sans âme, je trouve qu’ici on est vraiment dans de l’Histoire, dans une ville qui a l’air presque plus ville que la ville en dehors.
- Oui c’est assez frappant. Je rejoins ton analyse sur le fait que tout part dans tous les sens. Il y a un éclectisme de style, on passe du néo-précolombien au néoclassique gothique puis au bâtiment des années 40 type soviétique. Sans transition. Mais il y a une constance là-dedans, c’est qu’il n’y a quasiment qu’un seul matériau, le béton. Même si le béton est un peu masqué, traité dans des textures différentes, parfois pour imiter la pierre, ça reste partout du béton. Avec les années les efflorescences apparaissent, les mousses s’y développent et chaque bâtiment vieillit de la même manière, ce qui harmonise l’ensemble de ce patchwork stylistique. Je trouve que cette décrépitude globale est extrêmement romantique et donne tout le caractère du lieu. Tu vois que tout n’est pas parfaitement entretenu mais c’est tout de même un peu entretenu, juste ce qu’il faut. Les allées sont propres et pour le reste il y a des feuilles mortes un peu partout, mais finalement ça donne un côté sensible et une cohésion d’ensemble qui est assez surprenante.
D’une manière générale ce lieu a profondément trouvé son caractère dans cette relation entre le bâti, la nature et le temps surtout. Oui, le temps, qui est passé et qui a donné le caractère à ce lieu. Pour moi il est absolument incontournable de visiter les cimetières pour quiconque vient à Santiago du Chili. »
No Comments