Connexion des membres
Articles favoris

You need to login or register to bookmark/favorite this content.

Le temps de la ville

Après quelques jours à San Martín de los Andes, en Argentine, nous arrivons à Pucón, au Chili. Ballotés dans la petite ville touristique de Pucón, d’un endroit inhospitalier à un autre, nous nous arrêtons dans un café pour souffler. Cette petite ville nouvelle est désarmante, on ne sait pas par quelle bout la prendre…

 

« Tu vois, c’est la différence quand tu abandonnes une ville au Commerce au lieu de mettre en place des règles et de véritablement concevoir la ville. A San Martín, tu as ces rythmes de places, d’institutions, de musées, la gare routière, et tous ces endroits deviennent des points forts et des repères urbains. Ils permettent de s’orienter mais aussi donnent de l’air au tissu urbain. C’est ça qui fait de la ville bien plus qu’une simple succession de magasins sans fin dont le seul but est de faire consommer le chaland. C’est ça qui fait de la ville un ensemble cohérent avec du lien social, avec des gens qui arpentent la ville pour d’autres raisons que d’acheter. C’est le point de bascule entre une ville qui vit du tourisme, et une ville de touristes, une sorte de temple de la consommation façon Disneyland.

La ville selon les promoteurs immobiliers. Crédit photo : alicurapucon.cl

- Ce qui est intéressant ici à Pucón, c’est qu’on est seulement dans un temple de la consommation, et qu’on est totalement perdu…

- Oui, on est perdu parce que c’est un grand centre commercial à ciel ouvert. C’est une succession de restaurants et de boutiques toutes identiques. Tu as l’impression d’avoir déjà vu une boutique quand tu passes devant, mais en fait non, c’est juste que c’est une copie conforme de ce que tu as vu 100m avant. Parce que ce qui fait la ville c’est plus qu’une vitrine dans une boutique. Ce sont des enchaînements d’espace, des enchaînements d’expériences et un brassage des gens. Quand on reste qu’entre soi, entre touristes, au bout d’un moment tu sens qu’il y a un truc qui tourne pas rond. Il reste plus que les touristes et les pickpockets dans un seul endroit. Et le reste des gens, les vrais gens qui vivent-là, vivent ailleurs. C’est la définition de la non-ville : ce qui fait ville, c’est l’équilibre entre groupes, c’est la complexité, c’est justement ce qui échappe au contrôle des minorités.

Vue du centre-ville de Pucon. Crédit photo : filmcommissionchile.org

- Et puis ici il n’y a quasiment aucun espace public… sauf la place, la grande esplanade. Tu en as pensé quoi ?

- En fait je la trouvais intéressante parce que ça marquait, ça asseyait le début de la promenade, de la rue commerçante. D’une manière générale ici ce qui m’a désorienté c’est que j’ai découvert la ville par l’arrière en pensant que c’était l’avant. Cette place devrait être l’endroit de départ, l’endroit où tout devrait commencer, l’endroit par lequel on devrait commencer par découvrir la ville. Ce qui n’est pas le cas. Parce que sur cette place il n’y a pas de connexions qui se font. Parce qu’il n’y a pas de transports en commun, parce que les gens ne se garent pas ici.

Cette place serait d’ailleurs idéale pour ça. Mais il y a le Grand Hôtel –Grand Hôtel qui d’ailleurs et dont la place doit être la chasse-gardée pour sa clientèle de luxe- et du coup tout le système urbain est avorté.

Quand tu arrives à Pucón en bus, tu débarques dans un non-tissu, une espèce de truc flasque, une espèce de banlieue informe, faite d’une succession de petites maisons désolées sans indication, sans un panneau, rien ; et d’un seul coup PAF ! ça devient la rue commerçante. Mais simplement parce que quelqu’un a dit un jour : « on va mettre les commerces ici. Et on va faire payer des promoteurs pour faire de jolies maisons en bois qui feront rustiques et pseudo-typique façon occidental. »

- Peut-être simplement que San Martín c’était bien plus ancien que Pucón, qu’il y avait déjà des bâtiments ça-et-là, c’est pour ça que c’est mieux…

 

- Oui, ça c’est sûr. On le sent tu vois, on sent qu’il y a des bâtiments plus anciens à San Martín. Et puis on voit que c’étaient des bâtiments avec une certaine importance, une certaine envergure. Tandis que Pucón c’est un trou qui est devenu un centre touristique par l’attrait des volcans, des thermes, du lac, et ça a fait un gros boum d’un seul coup.
Tu vois, il faut toujours du temps à une ville. C’est l’ingrédient principal. On pourra faire tout ce qu’on voudra, une ville nouvelle ça aura toujours l’air de carton-pâte. Il n’y a que les décennies qui passent pour donner de l’épaisseur à l’urbain. Cette épaisseur, ce sont toutes ces choses résolues au fil des ans, année après année, la petite bordure qui a été corrigée, une zone piétonne aménagée, etc. C’est un peu comme si tu remplissais un seau de billes de tailles différentes et que tu secouais très doucement, et petit à petit chaque bille finit par trouver sa place. Mais ça, ça prend du temps, c’est tout.

Il faut toujours du temps à une ville, c'est l'ingrédient principal.

Moi en tant qu’architecte-urbaniste, je suis totalement impuissant face à ça. Et en même temps c’est un message d’espoir pour nos vieilles villes européennes qui sont un trésor de patrimoine dont on n’a pas toujours conscience.

- Pourquoi ?

- Parce qu’elles ont quelque chose. Ce quelque chose que les nouvelles villes n’ont pas : l’authenticité. Et ça, tu peux mettre des millions, tu l’auras jamais. Un bâtiment gothique qui côtoie un néo-classique et du contemporain, ça ne se trouve qu’en Europe. Parce que ce sont les années qui l’ont façonné. Et même si tu imites un style, tu n’imiteras pas l’usure et les salissures de 5 siècles de pluie, de mauvais temps et d’imprévus. On voit d’ailleurs souvent qu’un bâtiment est roman car les pierres sont rondes dans les sculptures, les angles ont été polis par le temps et ça c’est quelque chose que tu peux jamais refaire. Et même si tu fais pseudo-vieux ça se voit, parce que c’est trop parfait, c’est trop pseudo-irrégulier… y’a RIEN qui puisse imiter ça. Ce sont les pierres qui parlent. Les pierres sont vivantes et nous disent des choses sans qu’on s’en rende compte. C’est la mémoire du site, c’est la mémoire du lieu. »

 
larchicolin
Colin Verney
larchicolin@gmail.com

Architecte en itinérance autour du monde, à la recherche de petites perles laissées par ses confrères.

No Comments

Post A Comment
X
- Entrez votre position -
- or -