Nous sommes arrivés au Campus Creativo par hasard. La grille de la petite venelle était ouverte, nous nous sommes aventurés. Quelques pas et nous sommes tombés par chance sur Federico Sanchez, directeur ô combien charismatique de ce nouvel établissement, taillé à sa mesure -c’est-à-dire hors normes. Federico est architecte, mais affirme n’avoir jamais voulu exercer, trop d’autres sujets le passionnant : le design, le journalisme, la mode, bref, la création sous toutes ses formes. Il ne se renie pourtant pas, ce n’est pas parce qu’il n’exerce plus l’architecture, qu’il n’est pas architecte. Et comment en douter : il est, au moins, l’architecte de ce projet utopique, Campus Creativo, campus uniquement dédié à la créativité.
Le campus vient décorseter l’enseignement de l’architecture, le mélanger à d’autres métiers, d’autres applications. L’idée : laisser la possibilité aux étudiants de pratiquer d’autres matières, d’avoir accès aux salles pratiques des autres spécialités, pour venir enrichir leur vision du monde et leur pratique conceptuelle. Maquettes imprimées avec une imprimante 3D ou maquettes réalisées dans l’atelier de poterie, appel au design produit pour concevoir un bâtiment, à la sculpture pour appréhender de nouvelles formes, au langage aussi, du journalisme et de la publicité, … ça décoiffe.
Nous avons le plaisir de passer une heure en compagnie de Joaquim Béjares, responsable des relations internationales, qui nous raconte ce projet hors norme, ce projet digne de la Renaissance que sûrement Léonard de Vinci ne renierait pas.
[Ces propos ont été recomposés ultérieurement sous forme d’interview.]
Colin : « C’est incroyable ce concept de campus créatif, comment est né ce projet ?
Joaquim : D’abord nous n’avons rien inventé, nous nous sommes inspirés d’écoles existantes, à New York, en Allemagne, en Italie ou en Russie. Le projet part d’une conviction profonde, portée par Federico mais que je partage : nous sommes persuadés qu’aucun architecte n’est 100% architecte. Tout comme on n’est jamais 100% designer ou 100% quelque chose. On est toujours un mélange de plusieurs talents, de plusieurs passions. C’est pourquoi nous rêvions d’une école qui permette d’avoir l’opportunité de trouver son propre chemin, de choisir son propre cursus. Même si le bâtiment derrière nous était une ancienne usine de spaghetti, je vais être très cru, mais notre vocation n’est pas d’être une usine à saucisses. Notre ambition n’est pas de sortir des saucisses identiques, qui auront commencé au même point sur la chaine éducative et qui arriveront au même point –en étant, par conséquence, en concurrence frontale les unes avec les autres sur le marché du travail. Non, nous voulons que les étudiants choisissent leur propre chemin mais surtout qu’ils explorent différentes disciplines, différents domaines, qu’ils construisent des ponts entre toutes ces disciplines. On veut faire des hybrides.
Colin : Des hybrides pour le marché du travail ?
Joaquim : Pas forcément. Nous avons l’ambition qu’un fort pourcentage de nos étudiants créent leur propre entreprise, mélangent les concepts, les disciplines, les applications. D’ailleurs nous les accompagnons par la suite avec une pépinière d’entreprise. Dans la première promotion qui vient de sortir, on a par exemple eu un diplômé en journalisme qui s’est lancé dans le design culinaire, ou encore un designer produit qui s’est tourné vers l’ingénierie. Ils vont pouvoir chacun apporter quelque chose de différent dans le métier vers lequel ils se tournent.
Aucun architecte n'est 100% architecte. Tout comme on n'est jamais 100% designer ou 100% quelque chose.
Colin : Est-ce pour autant valable pour des études d’architecture, qui sont très exigeantes ?
Joaquim : Notre philosophie va à l’encontre de tous les cursus d’enseignement d’architecture. Traditionnellement on laisse les architectes de leur côté, car on croit que l’architecture se nourrit d’elle-même. Mais nous croyons qu’au contraire, l’architecture se nourrit des autres disciplines. C’est là tout l’enjeu de la créativité. Par exemple en première année, on multiplie les projets en commun, en mélangeant les étudiants de chaque spécialité. A cet âge-là les étudiants ne sont pas formatés, les échanges sont très constructifs, très intéressants. Le projet mélange les journalistes et les designers graphiques, les étudiants en art et les étudiants en design textile ou en design produit. Les quatre années suivantes sont plus professionalisantes, il y a moins de mélange, mais toutes les salles « techniques » (imprimantes 3D, découpe laser, salle de design textile, atelier de lithographie, de céramique, de sculpture, salles informatiques, salle radio, salle télé) restent accessibles aux autres.
On essaye également de mettre en place des projets interdisciplinaires avec les entreprises, avec l’appui des pouvoirs publics, à toutes les échelles. Dernier exemple, une étudiante me confiait dernièrement pour la rentrée que ses parents ne voyaient pas d’un œil favorable qu’elle se tourne vers l’art, alors qu’elle était tellement douée en maths. Pourquoi choisir ? Pourquoi délaisser les maths si elle aime ça ! Qu’elle embrasse qui elle est et ce qu’elle aime, pour pouvoir peut-être les mélanger plus tard.
Colin : Donc la première année est capitale…
Joaquim : Oui. Parce qu’en première année on axe l’enseignement sur la méthodologie de la créativité. Ça implique de pousser les étudiants à devenir autonome, on leur apprend que tout dépend d’eux, que personne ne va les porter à leur place. On leur enseigne beaucoup de techniques pour maîtriser les outils, les logiciels et les machines qu’ils vont pouvoir utiliser ensuite pour créer leurs projets. La créativité, à la base, ce sont des idées et des techniques, par exemple le croquis, le dessin technique, la modélisation… On leur apprend d’abord à travailler sur leurs idées, la première chose ça peut être par exemple simplement le fait d’enregistrer ses idées. Comment garde-t-on trace de ses idées ? Prise de note, dessin, … Le dessin c’est incontournable, c’est un code tangible pour exprimer des idées pour un projet. On leur apprend le système à mettre en place pour laisser libre cours à leur créativité par la suite. On leur apprend la patience également. Souvent ils ont un sentiment d’urgence, ils veulent arriver dès que possible à l’image finale, en négligeant parfois le processus. On met alors l’accent sur les compétences nécessaires pour atteindre le processus final. Vous savez, pour faire un chef-d’œuvre, il faut des gens qui sachent comment travailler, qui sachent travailler avec leurs mains mais qui aient également profondément pensé à leur création.
Colin : Quel regard portez-vous sur l’architecture contemporaine chilienne ?
Joaquim : Le Chili est un pays sismique : on a de nombreux tremblements de terre, qui viennent détruire nos bâtiments, notre patrimoine. On ne peut pas faire comme si cette activité sismique n’existait pas. A cause des tremblements de terre, nous avons perdu une grosse partie de notre patrimoine, de notre héritage. Or nous devons savoir qui nous sommes pour avancer. Au Chili nous avons donc mené une vraie réflexion pour savoir qui nous sommes mais également ce que nous voulons être, à l’avenir, pour le reste du monde. Qui sont les chiliens ? Qu’est-ce que nous voulons mettre en valeur à travers notre architecture ? Comment envisageons-nous notre conflit avec la nature ? Notre identité c’est non seulement l’innovation, l’informatique, la technologie, mais c’est plus largement notre culture, notre héritage, notamment à travers l’artisanat traditionnel. Comment pouvons-nous approcher l’architecture contemporaine à travers le design local ? On a par exemple l’architecte Alejandro Aravena, qui travaille sur de l’architecture sociale à travers le design local.
Il y a aussi un renouveau avec une réflexion sur la construction en terre. Le béton, c’est la mort de notre culture, c’est l’uniformisation de nos villes. Il faut qu’on apprenne à construire correctement avec de l’adobe, pour que ce soit à la fois résistant aux séismes et… que ce soit nous, tout simplement. »
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