Province de Mendoza, Argentine. Remontant une allée bordée de rangs de vignes bien rectilignes, nous dépassons un premier bâtiment, étrange, signalé comme étant « la Chapelle ». Quelques centaines de mètres plus loin, nous nous arrêtons devant un bâtiment massif, bordé de sculptures contemporaines en métal. Bienvenue à l’Espace Salentein. Nous voici au cœur d’une bodega, d’un vignoble de plus de 2 000 hectares qui produit chaque année 20 millions de litres de vin. Le terme « espace » est approprié puisque le domaine comporte plusieurs bâtiments : une auberge de standing, une chapelle post-moderne, un bâtiment central –hall d’accueil, restaurant, bar, salle d’exposition d’œuvres d’art- et un bâtiment hybride, mi-usine, mi-musée.
Conçu par l’agence Bormida & Yanzon, l’architecture de ce lieu ne laisse pas indifférent.
« Ce qui me frappe dans ce bâtiment, c’est la variété de vocabulaire lié à l’architecture sacrée. Quand on arrive, on a tout de suite cette vision sur ce bâtiment-massue, massif, pesant, avec cette idée d’horizontale soulevée, qui lévite. Ça dans l’imaginaire collectif, c’est une symbolique de la transcendance ; les larges colonnes font immédiatement penser à un dolmen. Ensuite tu rentres dans un premier patio avec fontaine et miroir d’eau, qui évoque le lien vers le ciel, et la mort. Enfin, après avoir traversé le patio, tu arrives à ce qu’on pourrait appeler une porte, qui est un grand hall où l’on trouve, entre autres, l’accueil, sur le côté.
- On doit passer de « l’autre côté » de la porte pour entrer dans la bodega, c’est même une sorte « d’au-delà »…
- Si tu veux… Le langage sacré se poursuit dans cet autre bâtiment également. D’abord par la manière dont on pénètre dans le bâtiment : on s’enfonce dans la terre comme on s’enfoncerait dans un tombeau. On dépasse les cuves en inox pour venir découvrir ces grands foudres stockés dans la pénombre, organisés selon un plan en croix comme une église orthodoxe, avec une référence forte à un auditorium antique. Pour enfin se retrouver face à des sortes de chapelles latérales, un peu comme dans un couvent. Dans la première salle on trouve une sorte de , avec une grande table allongée, plafond voûté, pupitre sur le côté comme si les convives attendaient pour la lecture des Saintes Ecritures en dégustant en silence. Sur les deux côtés, des sortes de chapelles latérales, avec une table qui ressemble à s’y méprendre à un , pierre massive posée sur deux montants, spots dirigés sur l’autel, avec le reste des murs dans l’obscurité. Au centre de l’autel, le vin, jusqu’à des petits gâteaux secs, pour la dégustation, en forme d’hostie !
On peut sans peine dire que c’est un bâtiment très travaillé en ce qui concerne la scénographie ; on peut même se demander si c’est pas un peu trop, il y a un côté un peu blasphématoire et syncrétique, une espèce de mélange de toutes les cosmogonies. Le côté positif c’est que ça crée de la solennité et qu’on peut quand même parler d’une véritable « expérience », donc après c’est un choix qui se défend.
Toutefois, par rapport au bâtiment d’entrée j’ai quand même un sentiment d’ambivalence. À première vue c’est une architecture peu conventionnelle, au premier abord radicale, il y a vraiment un choix délibéré de la minéralité ; mais quand on creuse un peu on s’aperçoit que le masque tombe assez rapidement. Avec le béton qui est omniprésent, on rentre en fait comme dans une montagne ; on se dit alors que c’est un choix fort de traiter le béton dans une multitude de variations : béton banché, béton lisse, béton ciré, béton désactivé rugueux, … mais là où ça marche plus c’est quand ils font des imitations de béton. Ils ont fait des faux-plafonds qui sont enduits dans un mortier de ciment, talochés, pour donner l’illusion qu’on rentre dans cette épaisseur de la matière. Ça marche les 30 premières secondes. Mais dès qu’on commence à se poser, on commence à voir tous les petits détails d’intégration des luminaires encastrés, on voit tous les , qui sont pourtant discrets, et on remarque que tout le est en réalité là pour nous faire croire qu’on n’est pas sur du placo. Mais pour moi c’est comme lorsqu’on applique un filtre Instagram sur une photo pour faire croire qu’elle est ancienne. La photo devient alors une caricature d’elle-même. Et tous ces joints creux, qui sont ajoutés pour faire comme si c’était un plafond en pierre massive, ne sont pas issus d’une contrainte constructive mais d’une volonté esthétique, qui vise à travestir le bâtiment. Je trouve ça très gênant parce que ça contredit totalement le caractère sublime, intemporel, éternel qui correspond à la volonté architecturale initiale. En plus cet enduit est une catastrophe parce qu’il est dans un gris-chaud, ce qui a pour effet d’éteindre complètement le béton brut à côté. Du coup ça donne l’impression que le béton est grossier, non traité…
D’une manière générale, mon sentiment dans ce bâtiment d’entrée c’est que c’est sec, c’est aride, pourtant j’adore le béton. J’ai envie de dire à l’archi : « mais pourquoi est-ce que tu nous fais ça ? »
- Finalement, la chapelle à l’entrée donne le ton : on ne rentre pas n’importe où en pénétrant dans l’espace Salentein, on entre en communion avec quelque chose qui se veut plus grand, transcendant. D’ailleurs on voit que l’espace appelle à la transcendance, que ce soit par le biais de toutes les œuvres d’art, du vin –langage des dieux chez les romains- ou de la gastronomie.
- Oui, tout est là pour nous donner l’impression de culture, d’histoire, de tradition, pour une bodega pourtant fondée en 1995. C’est fort. La scénographie est très maîtrisée et le travail sur l’éclairage est admirable. Tamisé, c'est un éclairage bien particulier qui nous permet d’avancer sans peur, comme un éclairage de cinéma. C'est futé, parce que ça permet de conserver le vin sans faire chauffer la cave, tout en créant une ambiance de l’ordre du recueillement.
- En fait, cet endroit, au-delà de sa dimension religieuse qui peut trouver son explication dans le commentaire de la chapelle [rendre grâce pour avoir fait de cette plaine semi-désertique un espace fertile et riche], c’est un endroit qui cherche à nous faire croire, dans tous les sens du terme...
- Oui, je ne sais pas si je te suis bien sur ton rapprochement… Un bâtiment peut être manifeste, mais pour moi ce n’était pas la volonté des concepteurs dans ce bâtiment. De mon ressenti, ils ont seulement détourné des codes au service d’une architecture et surtout d’une expérience architecturale. Au sortir du bâtiment, je ne pense pas que les gens seront plus religieux, mais ils auront été frappés par ce lieu, touristiquement parlant. C’est une réussite car les visiteurs vivent l’expérience qu’ils recherchent en visitant ce bâtiment. »
No Comments